Illustration du billet Dans les bois éternels

Dans les bois éternels

Rédigé par Camille le lundi juillet 30, 2012

Le temps de parcourir les cent trente-six kilomètres qui le menaient au village d’Haroncourt dans l’Eure, les habits d’Adamsberg avaient séchés dans la voiture. Il n’avait eu qu’à les défroisser du plat de la main pour les réendosser, avant de trouver un bar ou attendre au chaud l’heure de son rendez-vous. Calé sur une banquette usée avec une bière, le commissaire examinait le groupe qui venait d’investir bruyamment la salle, l’arrachant à un demi-sommeil.

- Veux-tu que je te dise ? demanda un grand homme blond en repoussant sa casquette d’un coup de pouce.

Que l’autre le veuille ou non, pensa Adamsberg, il le dirait.

- Des trucs comme cela, veux-tu que je te dise ? répéta l’homme.

- Cela donne soif.

- Exactement, Robert, approuva son voisin en emplissant les six verres d’un geste ample.

Donc, le grand blond taillé comme une bûche s’appelait Robert. Et il avait soif. Le temps de l’apéritif commençait, têtes rentrées dans les épaules, bras fermés autour des verres, mentons offensifs. L’heure du rassemblement majestueux des hommes quand sonne l’Angélus du village, l’heure des sentences et des hochements de têtes, l’heure de la rhétorique rurale, auguste et dérisoire. Adamsberg la savait sur le bouts des doigts. Il était né dans son refrain, avait grandi dans sa musique solennelle, il connaissait son rythme et ses thèmes, ses variations et contrepoints, il connaissait ses protagonistes. Robert venait de donner le premier coup d’archet et chaque instrument se mettait aussitôt en place selon un ordre immuable.

- Et je vais te dire mieux, annonça l’homme à sa gauche. Cela ne donne pas seulement soif. Cela donne le tournis.

- Exactement.

Adamsberg tourna la tête pour mieux voir celui qui avait la charge humble mais nécessaire de ponctuer, comme par un coup de basse, chaque tournant de la conversation. Petit et maigre, c’était le plus faible d’entre eux. Comme de juste, et ici comme ailleurs.

- Celui qui a fait cela, énonça un grand voûté en bout de table, ce n’est pas un homme.

- C’est une bête.

- Pire qu’une bête.

- Exactement.

Introduction du thème. Adamsberg sorti son carnet, encore gondolé par l’humidité, et entreprit de dessiner les visages de chacun des acteurs. Tête de Normands, à n’en pas douter. Il retrouvait en eux les traits de son ami Bertin, descendant du dieu Thor, maître du tonnerre, qui tenait un café sur la place de Paris. Tous maxillaires carrés et pommettes hautes, tous cheveux clairs et regards bleus pâles qui se dérobaient. C’était la première fois qu’Adamsberg mettait les pieds dans le pays des prairies trempées de la Normandie.

- Pour moi, reprit Robert, c’est un jeune. Un obsédé.

- Un obsédé, c’est pas forcément jeune.

Contrepoint, lancé par le plus vieux de tous, celui qui tenait le haut bout de la table. Les visages se tournèrent, passionnés, vers l’aïeul.

- Parce qu’un jeune obsédé, quand ça vieillit, cela donne un vieil obsédé.

- Ca se discute, grogna Robert.

Robert avait donc le rôle difficile, mais également indispensable, du contradicteur de l’aïeul.

- Ça ne se discute pas, répliqua le vieux. Mais ce qui est vrai, c’est que celui qui a fait cela, c’est un obsédé.

- Un sauvage.

- Exactement.

Reprise du thème et développement.

- Parce qu’il y a tuer et tuer, intervint le voisin de Robert, moins blond que les autres.

- Ça se discute, dit Robert.

- Ça se discute pas, trancha l’aïeul. Le gars qui a fait cela, il voulait tuer et rien d’autre. Deux coups de fusil dans le flan et voilà tout. Il ne s’est même pas servi sur le corps. Tu sais comment j’appelle cela ?

- Un assassin.

- Exactement.

Adamsberg avait cessé de dessiner, attentif. Le vieux se tourna vers lui et lui jeta un regard coulé.

- Après tout, dit Robert, Brétilly, ce n’est pas tout à fait chez nous, c’est tout de même à trente bornes. Alors, pourquoi on en parle ?

- Parce que ça déshonore, Robert, voilà pourquoi.

- Pour moi, c’est pas un gars de Brétilly, c’est un coup de Parisien. Angelbert, c’est pas ton avis ?

L’aïeul qui dominait la tablée se nommait donc Angelbert.

- Il faut admettre que les parisiens sont plus obsédés que les autres, dit-il.

- Avec leur vie.

Un silence s’établit autour de la table et quelques visages se tournèrent furtivement vers Adamsberg. Il est fatal, à l’heure du rassemblement des hommes, que l’intrus soit repéré, soupesé, puis rejeté ou accueilli. En Normandie comme ailleurs et peut-être pire qu’ailleurs.

- Pourquoi serais-je Parisien ? demanda Adamsberg d’un ton calme.

L’aïeul fit un signe du menton vers le livre qui trainait sur la table du commissaire, près de son verre de bière.

- Le ticket, dit-il. Avec quoi vous marquez votre page. C’est un ticket de métro parisien. On sait reconnaître.

- Je ne suis pas Parisien.

- Mais vous n’êtes pas d’Haroncourt.

- Des Pyrénées, dans la montagne.

Robert leva une main, puis la laissa retomber lourdement sur la table.

- Un Gascon, conclut-il comme si une chape de plomb venait de s’effondrer sur la table.



- Un Béarnais, précisa Adamsberg.

Début du jugement, et délibération.

- Ce n’est pas faute que les montagnards aient fait des ennuis, estima Hilaire, un vieux moins vieux mais chauve, qui tenait l’autre bout de la table.

- Quand ? demanda le plus brun.

- Ne cherche pas, Oswald, c’était dans le temps.

- Les Bretons aussi, pire peut-être. Ce ne sont tout de même pas les Béarnais qui veulent nous prendre le Mont-Saint-Michel.

- Non, reconnut Angelbert.

- C’est sûr, osa Robert en l’examinant, que vous n’avez pas la mine d’un gars descendu des drakkars. Ils sont descendus d’où, les Béarnais ?

- De la montagne, répondit Adamsberg. La montagne les a crachés dans un jet de lave, puis ils ont coulé sur les flancs, puis ils se sont solidifiés, et cela a fait les Béarnais.

- Evidemment, dit celui qui avait pour rôle de ponctuer.

Les hommes attendaient, exigeant en silence de connaître les raisons de la présence d’un étranger à Harencourt.

- Je cherche le château.

- Cela peut se faire. Ils donnent un concert ce soir.

- J’accompagne un des musiciens.

Oswald sorti le journal municipal de sa poche intérieure et le déplia proprement.

- C’est une photo de l’orchestre, dit-il.

Invitation à se rapprocher de la table. Adamsberg franchit les quelques mètres avec son verre en main, et observa la page que lui tendait Oswald.

- Ici, dit-il en posant un doigt sur le journal, l’altiste.

- La jolie fille ?

- Voilà.

Robert resservit à boire, autant pour marquer l’importance de la pause que pour avaler une deuxième tournée. Un problème archaïque tourmentait à présent l’assemblée des hommes : savoir qui pouvait être cette femme pour l’intrus. Maîtresse ? Epouse ? Sœur ? Amie ? Cousine ?

- Et vous l’accompagnez, répéta Hilaire.

Adamsberg hocha la tête. On lui avait dit que les Normands ne posaient jamais de question directe, légende croyait-il, mais il avait sous les yeux une pure démonstration de cette fierté du silence. Trop questionner, c’est se dévoiler, se dévoiler, c’est cesser d’être un homme. Démuni, le groupe se tourna vers l’aïeul. Angelbert fit crisser son menton mal rasé en le grattant de ses ongles.

- Parce que c’est votre femme, affirma-t-il.

- C’était, dit Adamsberg.

- Mais vous l’accompagnez tout de même.

- Par courtoisie.

- Evidemment, dit le ponctueur.

- Les femmes, reprit Angelbert à voix basse, on les a un jour, en ne les a plus le lendemain.

- On ne les veut plus dans on les a, commenta Robert, et on les reveut quand on ne les a plus.

- On les perd, confirma Adamsberg.

- Va savoir comment, hasarda Oswald.

- Par discourtoisie, expliqua Adamsberg. En ce qui me concerne en tous cas.

Voilà un gars qui ne se dérobait pas, et à qui les femmes avaient fait des soucis, ce qui lui faisait deux bons points dans la troupe des hommes. Angelbert lui désigna une chaise.

- T’as bien le temps de t’asseoir, suggéra-t-il.

Passage au tutoiement, acceptation provisoire du montagnard dans l’assemblée des Normands de la plaine. On poussa un verre de blanc devant lui. Le rassemblement des hommes comptait ce soir un nouveau membre, ce qui serait abondamment commenté ce soir.

- Qui a été tué ? A Brétilly ? demanda Adamsberg après avoir bu le nombre de gorgées nécessaires.

- Tué ? Tu veux dire trucidé ? Abattu comme un malheureux ?

Oswald tira un autre journal de sa poche et le tendit à Adamsberg en pointant une photo du doigt.

- Au fond, dit Robert qui ne perdait pas son fil, il vaudrait mieux être discourtois avant, et courtois après. Avec les femmes. On aurait moins d’ennuis.

- Va soir, dit le vieux.

- Va comprendre, ajouta le ponctueur.

Adamsberg fixait l’article du journal, sourcils froncés. Une bête rouge gisait dans son sang avec ce commentaire : « Odieux massacre à Brétilly. » Il replia la revue pour en lire le titre : Le Grand Veneur de l’Ouest.

- T’es chasseur ? demanda Oswald.

- Non.

- Alors tu ne peux pas comprendre. Un cerf comme ça, un huit-cors en plus, ça ne se tue pas comme ça. C’est de la sauvagerie.

- Sept-cors, rectifia Hilaire.

- Pardon, dit Oswald en durcissant le ton, mais cette bête, c’est un huit.

- Sept.

Affrontement et danger de rupture. Angelbert prit les choses en main.

- On ne peut pas distinguer sur l’image, dit-il. Sept, ou huit.

Chacun but son coup, soulagé. Non que l’engueulade ne fût pas régulièrement nécessaire à la musique des hommes, mais ce soir, avec l’intrus, il y avait d’autres priorités.

- Cela, dit Robert en pointant son gros doigt sur la photo, ce n’est pas un chasseur qui l’a fait. Le gars n’a pas touché la bête, il n’a pas prélevé les pièces, ni les honneurs ni rien.

- Les honneurs ?

- Les cors et les bas de patte, l’antérieur droit. Le gars, il l’a juste éventré pour le plaisir. Un obsédé. Et les flics d’Evreux, qu’est-ce qu’ils font ? Rien. Ils s’en foutent.

- Parce que ce n’est pas un meurtre, dit un deuxième contradicteur.

- Tu veux que je te dise ? Homme ou bête, quand un gars est capable de trucider comme ça, c’est qu’il ne tourne pas rond. Qu’est-ce qui te dit qu’après, il ne va pas tuer une femme ? Ça s’entraîne, un meurtrier.

- C’est vrai, dit Adamsberg en revoyant ses douze rats sur le port du Havre.

- Mais les flics, c’est tellement con que ça ne peut pas se mettre ça dans le crâne. Bouchés comme des oies.

- C’est n’est quand même qu’un cerf, objecta l’objecteur.

- Toi aussi t’es bouché Alphonse. Mais moi, si j’étais flic, je te garantis que je chercherais, ce gars, et vite fait encore.

- Moi aussi, murmura Adamsberg.

- Ah tu vois. Même le Béarnais est d’accord. Parce qu’une boucherie pareille, écoute-moi bien, Alphonse, ça veut dire qu’il y a un cinglé qui se balade alentour. Et crois-moi, parce que je ne me suis jamais trompé, tu en entendras parler avant longtemps.

- Le Béarnais est d’accord, ajoute Adamsberg, pendant que le vieux lui remplissait à nouveau son verre.

- Ah tu vois. Et le Béarnais, pourtant, il n’est pas chasseur.

- Non, dit Adamsberg. Il est flic.

Angelbert suspendit son geste, arrêtant la bouteille de blanc à mi-course au-dessus du verre. Adamsberg croisa son regard. Le défi s’engageait. D’une légère poussée de la main, le commissaire fit comprendre qu’il souhaitait qu’on finisse de remplir son verre. Angelbert ne bougea pas.

- On n’aime pas trop les flics ici, énonça Angelbert, le bras toujours immobile.

- On ne les aime nulle part, précisa Adamsberg.

- Ici moins qu’ailleurs.

- Je n’ai pas dit que j’aimais les flics, j’ai dit que je l’étais.

- Tu ne les aimes pas ?

- Pour quoi faire ?

Le vieux plissa fort les yeux, rassemblant sa concentration pour ce duel inattendu.

- Et pourquoi tu l’es, alors ?

- Par discourtoisie.

La réponse, rapide, passa au-dessus de la tête de tous les hommes, y compris de celle d’Adamsberg, qui aurait été en peine d’expliquer ses propres mots. Mais pas un n’osa exprimer son incompréhension.

- Evidemment, conclut le ponctueur.

Et le mouvement d’Angelbert, interrompu comme dans un film un instant bloqué, reprit son cours, la main s’inclina et le verre d’Adamsberg acheva d’être rempli.

- Ou pour cela, ajouta Adamsberg en désignant le cerf massacré, quand était-ce ?

- Il y a un mois. Garde le journal si ça t’intéresse. Les flics d’Evreux, ils s’en foutent.

- Bouchés, dit Robert.

- Qu’est-ce que c’est ? demanda Adamsberg en montrant une tâche sur le côté du corps.

- Son cœur, dit Hilaire avec dégoût. Il lui a collé deux balles dans les côtes, puis il lui a sorti le cœur au couteau et il l’a mis en bouillie.

- C’est une tradition ? De sortir le cœur du cerf ?

Il y eu un nouveau moment d’indécision.

- Explique-lui, Robert, ordonna Angelbert.

- Cela m’épate tout de même, commença Robert, que tu ne saches rien de la chasse, pour un montagnard.

- J’accompagnais les adultes en virée, reconnut Adamsberg. J’ai fait les palombières, comme tous les gosses.

- Tout de même.

- Mais rien de plus.

- Quand tu as abattu ton cerf, exposa Robert, tu décolles la peau pour faire le tapis. Là-dessus, tu prélèves les honneurs et les cuissots. Tu touches pas les entrailles. Tu le retournes, tu prends les filets. Puis tu coupes la tête, pour les bois. Quand c’est fini, tu drapes l’animal dans sa peau.

- Exactement.

- Mais tu ne touches pas au cœur, nom d’un chien. Avant, oui, certains le faisaient. Mais on a évolué. Aujourd’hui, le cœur reste à la bête.

- Qui le faisait ?

- Ne cherche pas, Oswald, c’était dans le temps.

- Celui-là, il ne voulait que tuer et mutiler, dit Alphonse. Il n’a même pas pris les cors. C’est pourtant le seul truc que les gens veulent, quand ils y connaissent rien.

Adamsberg leva les yeux vers de grands bois suspendus au mur du café, au-dessus de la porte.

- Non, dit Robert, Ceux-là, c’est de la marde.

De la merde, traduisit Adamsberg.

- Parle plus bas, dit Angelbert en désignant le comptoir, où le patron lançait une partie de dominos avec deux jeunes trop inexpérimentés pour intégrer le groupe des hommes.

Robert eu un regard vers le patron, puis revint vers le commissaire.

- C’est un horsin, expliqua-t-il à voix basse.

- C’est-à-dire ?

- Il n’est pas d’ici. Il vient de Caen.

- Caen, ce n’est pas la Normandie ?

Il y eut des regards, des moues. Fallait-il ou non informer le montagnard d’un sujet aussi intime ? Aussi douloureux ?

- Caen, c’est la Basse-Normandie, expliqua Angelbert. Ici, t’es dans la Haute.

- Et c’est important ?

- Disons que ça ne se compare pas. La vraie Normandie, c’est la Haute, c’est ici.

Son doigt tordu montrait le bois de la table, comme si la Haute-Normandie venait de se réduire à la taille du café d’Haroncourt.

- Attention, compléta Robert, là-bas, dans le Calvados, ils vont te prétendre le contraire. Mais faudra pas les croire.

- Bien, promit Adamsberg.

- Et chez eux, les pauvres, il pleut tout le temps.

Adamsberg regarda les vitres sur lesquelles la pluie tombait sans discontinuer.

- Il y a pluie et pluie, expliqua Oswald. Ici, ça pleut pas, ça mouille.

''Fred Vargas Dans les bois éternels''

2 commentaires

Rédigé par Jeanmarie le 5 août 2012

Bon Fred Vargas , c'est très bien et même très drôle parfois, mais c'est du roman... La différence entre la Haute et Basse Normandie date des années soixante, choix de De Gaulle pour avoir la paix entre deux figures politiques du moment Lecanuet et D'Ornano. Le fait du prince a peut-être séparé les populations, mais ce n'est pas atavique... La pluie est bien la même en Haute et Basse Normandie et pour être horsin il suffit d'habiter le village d'à côté. Tout cela ce sont des histoires pour semer la zizanie dans notre belle organisation normande...

Rédigé par chantal le 5 août 2012

J'ai pris du retard dans la lecture du blog...
Je découvre cet auteur aujourd'hui; je ne sais pas si j'ai vraiment envie de me lancer dans cette histoire! Bien tenté de ta part Camille et billet fort inattendu ( bien qu'annoncé!). Ah la chasse, l'alcool,le régionalisme,...

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